Livre blanc : Peut-on intégrer de la cryptomonnaie dans les contrats ?


Si l’univers des cryptoactifs reste encore méconnu pour beaucoup, leur implémentation dans la vie des affaires est de plus en fréquente. La fascination ressentie il y a plus de dix ans face au premier paiement en Bitcoin (contre deux pizzas[1] !) laisse aujourd’hui place à des considérations beaucoup plus pratiques, puisque l’acception de telles transactions par le droit positif est désormais bien établie. 

L’intégration de la cryptomonnaie dans les contrats traditionnels est encore limitée, mais les exemples se multiplient. Parmi les pionniers, on retrouve le géant Tesla, qui avait ouvert début 2021 la possibilité pour ses clients d’effectuer un paiement directement en Bitcoin. Si cette option est ensuite retirée par le constructeur[2], le mouvement est alors bien lancé. Plusieurs enseignes s’essayent alors à de telles modalités de paiement, et notamment dans le secteur du luxe, où Gucci, et plus récemment Balenciaga, acceptent désormais l’Ethereum ou le Bitcoin contre leurs produits. 


[1] V. Bitcoin Pizza Day, 10.000 BTC contre deux pizzas, le 22 mai 2010. 

[2] Ils appuyaient en effet sur un effet trop important sur l’environnement, lié aux activités de minage et de stockage de tels actifs. 

 

Plus que dans les simples ventes de biens, le paiement en crypto se matérialise aussi pour certaines prestations de service, puisque d’importants acteurs de discussion sur le sujet, à l’instar de KPMG, cherchent à développer une interface de paiement en cryptomonnaie pour leur activité. Bien que l’utilisation de la cryptomonnaie soit loin d’être permise partout, ses applications sont théoriquement déclinables à l’ensemble des activités économiques traditionnelles. 

La question est alors double. D’abord, il convient d’examiner comment en pratique l’intégration de l’utilisation de la cryptomonnaie est actuellement rendue possible et quelles en sont ses limites. Ensuite, c’est davantage l’opportunité d’effectuer ses paiements en crypto-actifs qu’il convient d’analyser, notamment face aux conséquences fiscales qu’elle emporte. 

L’implémentation de la cryptomonnaie dans les contrats

Une implémentation possible et applicable à la majorité des contrats

Si l’on prend pour référence le contrat de vente, l’intégration de la cryptomonnaie reviendrait à prévoir une disposition permettant le paiement du bien ou de la prestation de service rendue directement par le biais de tels actifs numériques. 

C’est effectivement le cas en pratique pour les différents exemples précités, qui envisagent une possibilité pour le client d’opérer le paiement directement par transfert de certaines cryptomonnaies, dont les plus usitées demeurent le Bitcoin ou l’Ethereum[1]. Au sein de tels contrats, il est en pratique prévu une option laissée au client. En d’autres termes, le vendeur laisse un choix à l’acheteur de la modalité de paiement qu’il souhaite utiliser. L’intérêt est alors, pour les détenteurs de portefeuilles d’actifs numériques de pouvoir convertir leur valeur contre des biens ou services traditionnels. 

[1] Mais aussi Tether, USD Coin, BNB, XRP, Binance USD, Cardano, Solana et Dogecoin pour ne citer que les dix plus importantes capitalisations sur le marché. 

Théoriquement, le droit français ne limite aucunement l’application d’une telle modalité de paiement. Il fait en effet référence dans la plupart des textes à la notion « d’actifs numériques », qui comprend non seulement les cryptomonnaies mais également l’ensemble des autres actifs encadrés par la blockchain. L’appréciation de l’intégration de cette possibilité de paiement par actif numérique au sein du contrat reste dès lors à la discrétion du vendeur. Les cryptomonnaies acceptées peuvent bien entendu être également limitées, rendant tout à fait concevable un paiement en crypto-actif accepté mais restreint à seules quelques devises numériques bien identifiées. 

Opérationnellement, l’intégration d’une telle clause suppose la transmission entre les parties d’une clé redirigeant vers le portefeuille du vendeur, véritable lien sur lequel le client peut ensuite effectuer le transfert desdits actifs. 

Quelques hypothèses subsidiaires limitant l’utilisation de la cryptomonnaie dans les contrats

Si un paiement en cryptomonnaie peut s’entendre dans la majorité des contrats classiques, comme simple substitut à toute autre forme de contrepartie, il demeure quelques hypothèses dans lesquelles le paiement par le biais d’actifs volatils présente des fragilités. 

C’est le cas dans le secteur immobilier, soumis à un régime d’ordre public particulier. Le débat avait notamment été lancé par la médiatisation d’un propriétaire parisien ayant permis le paiement du loyer au prix d’un Ethereum (ETH) en mai 2021. Bien que l’opération soit tout à fait légale, le schéma, poussé à d’autres cas dans le milieu immobilier, peut s’avérer limité. 

Révision du loyer

Les baux sont, tant d’habitation que commerciaux, traditionnellement soumis à des règles spécifiques relative à la révision des loyers. Dans les deux cas, la fixation d’un prix par unique référence à une valeur en cryptomonnaie s’expose à une limite, qui serait celle de la renégociation constante du loyer. 

Dans le cadre des baux commerciaux, la possibilité de réviser le montant des loyers n’est ouverte qu’à chaque fin de période triennale, et ne peut excéder la variation de certains indices[1]. En outre, pour les contrats conclus ou renouvelés depuis le 1erseptembre 2014, cette révision de loyer ne peut résulter en une augmentation de plus de 10%, pour une année, du loyer payé au cours de l’année précédente. 

Ainsi, si le paiement du loyer est fixé à 1 ETH par exemple, deux risques sont à envisager. On retrouve d’abord une limite par la révision fréquente du prix réel du loyer, qui s’oppose au rythme impératif d’une fois tous les trois ans pour de tels baux. Ensuite, dans l’hypothèse où la cryptomonnaie de référence connaîtrait d’une revalorisation à la hausse de plus de 10%, c’est bien un dépassement du plafond d’ordre public qui serait à soulever. 

Le schéma est le même pour les baux d’habitation, dont le loyer est ouvert à la renégociation à chaque anniversaire du bail. Si aucun plafond ne s’applique en la matière, l’argument fondé sur la révision plus fréquente du prix à payer pour le locataire demeure pertinent. 


[1] Classiquement l’Indice trimestriel des loyers commerciaux (ILC) pour les activités commerciales ou artisanales, et l’Indice des loyers et des activités tertiaires (ILAT) pour les autres activités. 

Plafonnement des loyers

Plus précisément, dans le cas de la Loi ELAN du 23 novembre 2018 instaurant dans les zones dites « tendues » un encadrement du niveau des loyers pour une première période expérimentale de 5 ans, prolongée de trois ans[1] par la loi 3DS du 21 février 2022, l’utilisation d’un prix référencé sur des cryptomonnaies s’avère également risquée. Pour rappel, sous l’empire de ce régime, le préfet fixe pour les zones et logements concernés, un prix déterminé minimum et maximum au mètre carré. En d’autres termes, si les parties restent libres de fixer librement le loyer, ce dernier ne devra pas excéder le loyer de référence maximal majoré (à hauteur de 20%).

L’application de la solution en cryptomonnaie apparait alors risquée, puisque si au moment de la conclusion du bail, la valeur d’une unité de cryptomonnaie peut valablement être comprise dans cet intervalle de prix, rien n’indique qu’en raison de l’évolution de sa valeur, le prix à payer pour le locataire ne dépasse à terme les plafonds prévus par arrêté. Le bailleur s’exposerait, en cas de dépassement, à une amende à hauteur de 5.000€ pour une personne physique, et 15.000€ pour une personne morale. 

 

En somme, c’est davantage la fluctuation du prix des cryptomonnaies que le moyen de paiement lui-même qui restreint ses possibilités d’utilisation. L’ensemble de ces potentielles incompatibilités est évincé lorsque le paiement du prix prévoit plusieurs supports. Il convient dès lors de ne pas prévoir un prix indexé uniquement sur une cryptomonnaie, à l’image dun propriétaire qui fixerait le loyer à 1 ETH, mais de mentionner une valeur en devise ayant cours légal, et de prévoir une faculté pour le locataire d’effectuer un paiement via son portefeuille d’actifs numériques


[1] Soit jusqu’au 25 novembre 2026.

Épiphénomènes défavorables à une adoption à grande échelle

Si l’adoption à grande échelle des cryptomonnaies ne semble être sujette à aucune contre-indication juridique, sauf dispositions d’ordre public qui, au demeurant, ne s’adressent pas spécifiquement aux cryptomonnaies, des éléments annexes, mais non moins importants, viennent freiner les ardeurs des acteurs du milieu. 

Une volatilité particulièrement insécurisante

La valeur d’une denrée se définit à sa rareté et, parfois, au sous-jacent auquel elle se rattache. Les cryptomonnaies n’en font pas l’économie. À ce titre, le marché des cryptomonnaies est généralement décrié pour son extrême volatilité.

Ainsi, le 4 mai 2022, le Bitcoin, monnaie étendard pour l’ensemble du marché des cryptomonnaies, valait 37 716,59 €. Un peu plus d’une semaine plus tard, le 12 mai 2022, cette même monnaie valait 27 633,01 €, soit une perte de 26,74%[1]. À l’envers, le 28 septembre 2021, le Bitcoin valait 35 084,99 € ; le 20 octobre 2021, 56 726,58 €, soit une hausse de 38,15%[2].

Le problème est alors le suivant : est-il envisageable, pour un entrepreneur, d’accepter comme moyen de paiement une cryptomonnaie, quelle qu’elle soit, qui, au jour de la transaction, vaut un certain montant qui, une semaine après, pourra être divisé ou multiplié par deux ?

Si cela s’entend dans un sens plutôt que dans l’autre, il n’en demeure pas moins qu’accepter un tel moyen de paiement ne permet pas d’avoir un prévisionnel acceptable, et au regard des événements extérieurs qui bouleversent nos habitudes et le prix de l’ensemble des matières premières, il semble qu’accepter les cryptomonnaies demeure, en l’état, un pari risqué.

Une fiscalité peu incitative

Depuis la loi de finances pour 2019 du 28 décembre 2018, n° 2018-1317, le Code général des impôts s’est vu agrémenté d’un article 150 VH bis venant régir la fiscalité afférente aux cessions à titre onéreux d’actifs numériques opérés à titre occasionnel.

Notamment, au sein d’une instruction fiscale (BOI-RPPM-PVBMC-30-10 n° 70 du 2 septembre 2019), l’Administration vient indiquer que :

« Constituent des opérations imposables au sens de l'article 150 VH bis du CGI les cessions à titre onéreux d'actifs numériques ou de droits s'y rapportant, réalisées à compter du 1er janvier 2019, en contrepartie :

- de monnaie ayant cours légal ;

- de l'échange d'un bien autre qu'un actif numérique ;

- de l'échange avec soulte d'un actif numérique ;

- d'un service. »

En substance, toute opération de conversion des cryptomonnaies (en monnaie fiat ou en biens/services) se voit affublée d'un impôt de 30,00% (Code général des impôts, art. 200 A). Il est à noter qu’à compter du 1er janvier 2023, les contribuables auront la possibilité d’opter, de manière globale, pour l’application du barème progressif de l’impôt sur le revenu.

Ainsi, la fiscalité française ne s’intéresse qu’aux conversions, et non aux utilisations potentielles des cryptomonnaies. Il est dès lors plus complexe d’intégrer au sein des contrats traditionnels une utilisation fluide de tels actifs.

Outre le fait que chaque opération est imposable, plusieurs frottements fiscaux freinent les détenteurs d’actifs numériques. En effet, les règles propres aux actifs numériques s’abattent sur la plus-value retirée par leur détenteur lors de chaque opération, suivant le calcul suivant :

 

Dès lors, de manière générale, il conviendra d’ajouter à chaque transaction :

  • La TVA : 20,00%,
  • L’impôt sur la plus-value : 30,00%,
  • Les gas fees (vouées à rémunérer les acteurs participant au fonctionnement de la blockchain) : jusqu’à 10,00 $ par transaction.

En conclusion, l’utilisation des cryptomonnaies comme moyen de paiement induit une augmentation du prix des biens ou services, rendant leur utilisation moins attractive. Par ailleurs, à l’égard des prestataires eux-mêmes, l’acceptation des cryptomonnaies entraîne des frais supplémentaires, tels que ceux liés à la comptabilisation des cryptomonnaies, où une incertitude demeure, celle de savoir si les cryptomonnaies doivent être comptabilisées en stocks ou en immobilisations, ou dans un compte sui generis.

Effets économiques subsidiaires

Enfin, les établissements bancaires demeurent, à l’heure actuelle, extrêmement frileux à l’adoption des cryptomonnaies comme moyens de paiement.

A titre d’exemple, la plupart des banques traditionnelles proscrivent toute activité en rapport avec les cryptomonnaies, ne serait-ce que le fait d’accepter les paiements par de tels actifs. C’est notamment le cas du Crédit Agricole, réputé comme étant l’établissement de crédit le plus réticent à accepter les transactions en cryptomonnaies.

Son Directeur Général, Monsieur Philippe BRASSAC, en témoigne dans l’Opinion (29 avril 2021, numéro 2000) :

« Comment tant de personnes informées, sensées et éduquées ont pu se convaincre que la valeur du bitcoin ne pouvait que monter dès lors que le moindre doute provoquerait inéluctablement une prophétie autoréalisatrice inverse ? »

De manière générale, ce sont les néo-banques, ou fintech, qui ont tendance à être les plus crypto-friendly. Pour autant, une telle tendance n’est pas étonnante dans la mesure où les cryptomonnaies, revendiquant une désintermédiation complète sont aux antipodes des valeurs portées par les établissements de crédit.

En effet, le fait, pour les prestataires, de recevoir des paiements en cryptomonnaies, implique une plus grande opacité quant aux flux financiers qui transitent, quand les banques et les administrations réclament davantage de transparence de la part de leurs clients.

À telle enseigne que la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale a indiqué, à l’occasion de sa session extraordinaire en date du 6 mai 2022, que :

« Sont interdites la souscription ou la détention des cryptomonnaies de quelque nature que ce soit pour compte propre ou pour compte des tiers, l’échange ou la conversion, le règlement ou la couverture en devise ou en franc CFA des transactions relatives aux cryptomonnaies ou ayant un lien avec celles-ci, l’interdiction du Bitcoin ou de toute autre cryptomonnaie comme un moyen d’évaluation des éléments d’actif, de passif ou d’hors-bilan des établissements assujettis. »

Enfin, la présidente de la Banque Centrale Européenne, Madame Christine LAGARDE, a récemment évoqué que :

« Les cryptomonnaies sont des actifs hautement spéculatifs et très risqués. Mon évaluation personnelle est que cela ne vaut rien. Cela ne repose sur rien, il n’y a pas d’actifs sous-jacents pour servir d’ancre de sécurité. »

En somme, si les contrats sont totalement en mesure d’accueillir des dispositions implémentant une utilisation de cryptomonnaie pour le paiement du prix ou plus généralement comme contrepartie de toute transaction, autant d’éléments conduisent à ralentir leur application globale.  


Lire les commentaires (0)

Articles similaires


Soyez le premier à réagir

Ne sera pas publié

Envoyé !

Derniers articles

Arnaque pyramide de Ponzi : comment l’éviter et la reconnaître ?

Luzuna : avis défavorable d’après le test de l’AMF

Cyril Hanouna est en collaboration avec Royaltiz et en a fait la promotion sur X : Qu'est-ce que c'est ? Quels sont les caractéristiques juridiques ?

Suivre l'actualité du cabinet

Envoyé !

Catégories

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'installation et l'utilisation de cookies sur votre poste, notamment à des fins d'analyse d'audience, dans le respect de notre politique de protection de votre vie privée.